Proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace

Cosignataire

Exposé des motifs

« Le monde à portée de main » : voilà ce que promettent aujourd'hui les smartphones. Avec le développement des terminaux numériques « intelligents » - aujourd'hui les téléphones, demain, tous les objets connectés -, le marché mondial est désormais à portée de clic. Le numérique est, d'une certaine façon, un multiplicateur de puissance pour tout un chacun. Toutefois, pour que nous puissions effectivement bénéficier des opportunités offertes par ces nouveaux outils, encore faut-il que la liberté du consommateur soit effectivement garantie.

C'est l'objet de la présente proposition de loi : garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace.

L'économie numérique a favorisé la puissance économique de quelques entreprises - c'est le phénomène du « winner takes all ». On ne compte plus les rapports qui font état de la puissance économique sans précédent acquise par les géants du numérique. La capitalisation boursière de Google et d'Apple équivaut à celle de l'ensemble du CAC 40. Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) réalisent un chiffre d'affaires comparable aux recettes fiscales françaises. Certains grands entrepreneurs du numérique vont jusqu'à théoriser le retour en grâce du monopole1(*), alors même que la libre concurrence et la liberté du consommateur ont toujours été considérées comme des conditions nécessaires à l'efficience des marchés.

Internet devait être l'Eldorado de la liberté ! Sera-t-il son fossoyeur ? On annonçait la mise en application concrète de la liberté du commerce et de l'industrie pour les entreprises. On vantait la liberté de choix offerte aux consommateurs. Ces promesses n'apparaissent-elles pas aujourd'hui remises en cause par la naissance d'oligopoles toujours plus puissants ?

Si la taille acquise par les plus grandes entreprises leur permet de rendre des services toujours plus performants, elle les incite également à « enfermer » l'utilisateur dans leur écosystème. Sur les plateformes d'achats, nos choix sont conditionnés par toute une série de dispositifs que maîtrisent les géants du numérique. Sur les réseaux sociaux, notre rapport au monde se rétrécit à mesure que nous embrassons la hiérarchisation des contenus proposée par l'algorithme de notre fil d'actualité. « Le monde à portée de clic » que l'on nous promettait s'est progressivement réduit à celui que les Gafam nous présentent, nous proposent, voire parfois nous imposent.

Ainsi, les questions soulevées par la constitution des « Big Tech » ne sont pas seulement d'ordre fiscal. Il convient désormais de garantir la liberté du consommateur face à ces géants du Net. C'est une nécessité non seulement pour rétablir le bon fonctionnement des marchés mais également pour assurer à nos concitoyens la maîtrise de leur choix au quotidien dans le cyberespace.

L'enjeu est de taille et se compte en milliards. Outre l'audience des réseaux sociaux - Facebook revendique 2,41 milliards d'utilisateurs actifs par mois -, les tendances de la consommation sur le Net illustrent également une irrésistible montée en puissance : le commerce en ligne à destination des consommateurs connaît une croissance rapide et continue. Il s'est élevé à plus de 2 300 milliards de dollars en 2017 contre 1 300 milliards de dollars en 2014, soit une hausse de 72 % ! La vente en ligne pèse aujourd'hui plus de 10 % du total des ventes de détail en France et dans le monde avec, partout, une croissance à deux chiffres. Demain avec le développement de la 5G, des terminaux « intelligents », des objets connectés et, bientôt, des véhicules connectés, l'acte d'achat se réalisera non plus « en ville », mais pour une très large part, dans le cyberespace.

Comme partout dans le monde, le législateur français a instauré un corpus de règles protégeant la libre concurrence et le consommateur. Le droit a ainsi évolué au gré des mutations du commerce pour lutter notamment contre les distorsions de concurrence, les barrières à l'entrée des marchés ou la constitution de monopoles afin de garantir la liberté du consommateur.

Cependant, l'apparition de plateformes maîtrisées par un oligopole de géants du numérique renouvelle considérablement les problématiques liées à l'exercice de cette liberté. En dépit des dispositions prises ces dernières années sur le plan du droit de la concurrence et de la consommation, le consommateur demeure ainsi limité dans sa liberté de choisir les applications qu'il souhaite utiliser sur son téléphone portable. Il est également limité dans sa capacité à passer d'un réseau social à un autre. Cette liberté de choix apparaît également menacée par les « acquisitions prédatrices »2(*), qui visent à « assécher » la concurrence avant qu'elle ne leur fasse trop d'ombre, minorant ainsi le libre choix du consommateur et le potentiel d'innovation.

Les travaux du Sénat sur le sujet et notamment de la récente commission d'enquête sur la souveraineté numérique3(*) ont appelé à plusieurs reprises à renforcer la régulation économique du numérique.

Partant de ce constat et dans la continuité de ces travaux, la présente proposition de loi comporte les trois mesures suivantes :

- l'introduction d'une régulation sectorielle ex ante en vue de garantir la liberté de choix du consommateur sur les terminaux (chapitre Ier) ;

- la détermination d'un principe d'interopérabilité des plateformes permettant au régulateur de garantir la mobilité du consommateur sur les plateformes (chapitre II) ;

- la modernisation du droit de la concurrence en vue de permettre à l'Autorité de la concurrence d'examiner les effets concurrentiels des acquisitions réalisées par les entreprises systémiques et, ainsi, de s'assurer qu'elles ne sont pas « prédatrices » (chapitre III).

1. Assurer le libre choix du consommateur sur les terminaux

Le chapitre premier entend mettre en place une régulation en vue d'appliquer, sur toute la chaîne du cyberespace, un principe simple : le libre choix du consommateur.

Si la liberté des utilisateurs d'internet d'accéder aux services et de diffuser les contenus de leur choix est aujourd'hui juridiquement garantie, en Europe, s'agissant des réseaux physiques sur lesquels repose internet4(*), elle reste, en revanche, à la merci des acteurs dominants des autres maillons essentiels de la chaîne d'accès à internet que sont les terminaux numériques : ordinateur personnel, téléphones intelligents, objets et véhicules connectés.

La situation est particulièrement sensible avec l'avènement des smartphones : devenus le premier canal d'accès à internet5(*), et de plus en plus utilisés pour les achats en ligne6(*), leur écosystème logiciel est régi par le duopole formé par Google et Apple7(*). Or, les systèmes d'exploitation, navigateurs, magasins d'application et autres assistants vocaux sont autant de passages obligés qui déterminent les modalités de notre accès à internet. En conséquence, les acteurs dominants développent de nombreuses pratiques portant atteinte au libre choix du consommateur. Ce faisant, ils peuvent également diminuer les capacités de nouveaux acteurs économiques à pénétrer un marché et à innover.

Il s'agit, par exemple, des pratiques suivantes : rendre impossible la suppression des applications préinstallées ou de changer de navigateur par défaut ; empêcher ou limiter la possibilité d'installer un autre magasin d'application que le Google Play et l'AppStore ; ne pas permettre à tous les développeurs de contenus d'accéder aux mêmes fonctionnalités des équipements terminaux, ou encore ne pas approuver ou supprimer des applications d'un magasin de façon arbitraire8(*).

Ainsi le président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) souligne-t-il, à juste titre, que « l'évolution d'internet est marquée par une tendance lourde : tandis que les terminaux offrent un confort croissant, ils limitent de plus en plus notre liberté de choix sur internet »9(*).

À l'avenir, les assistants vocaux et les téléviseurs connectés pourraient amplifier cette tendance à la fermeture et à la mise en silo. Les accords passés par les grands acteurs de différents secteurs économiques avec les fournisseurs d'enceintes connectées en témoignent. Dans ce contexte d'innovation technologique sur un nombre croissant de terminaux, la régulation nécessaire au bon fonctionnement de ces marchés doit dépasser le cadre classique du droit de la concurrence et de la consommation pour rejoindre le principe de neutralité du Net établi par le code des postes et des communications électroniques.

C'est pourquoi l'Arcep plaide depuis près de dix ans pour une forme d'élargissement du principe de neutralité du Net aux équipements terminaux10(*). Elle a récemment formulé un certain nombre de propositions dans un rapport publié en février 201811(*). Son constat rejoint celui effectué par le Conseil national du numérique qui, en 2013, écrivait qu' « Internet n'est plus seulement un réseau physique mais aussi et surtout un ensemble de services. Il est inutile d'imposer la neutralité en amont si on ne change pas les règles en aval »12(*).

De même, en 2015, le Sénat avait adopté une résolution européenne plaidant pour « rééquilibrer les relations entre (les) plateformes et les tiers proposant des services, des applications ou des contenus et (...) assurer le libre accès des usagers aux services, aux applications et aux contenus de leur choix »13(*).

Considérant qu'une action au niveau national permettra d'affirmer une position et de poser le jalon d'une action au niveau européen, le chapitre premier a pour objet de traduire les préoccupations issues de ces travaux au niveau législatif. Il vise à renforcer les droits des consommateurs et, par voie de conséquence, ceux des professionnels, pour lesquels le passage par l'un des écosystèmes dominants est nécessaire pour exercer leur activité économique et innover.

L'article 1er définit, dans le code des postes et des communications électroniques, un droit des utilisateurs non professionnels de terminaux connectés à internet d'accéder aux informations et aux contenus de leur choix et de les diffuser, ainsi que d'utiliser et de fournir des applications et des services. Il s'agit, en somme, d'imposer, sur les terminaux, un principe de libre choix de l'utilisateur.

La définition d'un tel principe général permettra au régulateur d'identifier, de façon réactive, les pratiques développées par les fournisseurs de systèmes d'exploitation susceptibles d'y porter atteinte et d'imposer des obligations préventives aux entreprises régulées.

Les fournisseurs de systèmes d'exploitation devraient notamment :

- s'abstenir d'introduire, dans la configuration ou le fonctionnement du système d'exploitation, des différences de traitement injustifiées entre les contenus, applications et services, par exemple en restreignant ou en favorisant de manière excessive l'accès à certains d'entre eux ;

- s'assurer que, lorsque des services ou applications spécifiques sont inclus dans la configuration initiale du système d'exploitation, cette intégration n'a pas pour effet de remettre en cause de manière injustifiée la liberté de choix, ce qui peut être le cas lorsque l'utilisateur n'a pas la capacité effective d'accéder à d'autres services et applications visant à offrir des fonctionnalités similaires à celles intégrées à la configuration du système d'exploitation, comme un magasin d'application ou un navigateur ;

- s'abstenir de faire obstacle de manière injustifiée à la possibilité de désinstaller des contenus, applications et services initialement intégrés.

Ce principe de libre choix de l'utilisateur n'est toutefois pas absolu : sont ainsi permises les pratiques nécessaires à la mise en oeuvre d'obligations législatives ou réglementaires, ou pour assurer la sécurité du terminal et des contenus et données gérés par celui-ci ou, enfin, pour assurer le bon fonctionnement du terminal et des services.

Inscrivant parmi les missions de l'Arcep celle de veiller à la protection du principe de libre choix des utilisateurs d'équipements terminaux, cet article premier lui confie également les moyens de s'assurer de la bonne application de ce principe. Ainsi, l'Autorité pourrait établir des lignes directrices, recommandations ou référentiels sur ce sujet.

L'article 2 confie à l'Arcep un pouvoir de recueil des informations susceptibles de favoriser la liberté de choix des utilisateurs et le développement, directement ou par l'intermédiaire de tiers, d'outils d'évaluation et de comparaison des pratiques, dans une logique de régulation par la donnée.

L'Autorité se voit également confier un pouvoir de règlement des différends entre les utilisateurs professionnels, dont on a vu qu'ils pourraient être lésés par des restrictions au principe de libre choix de l'utilisateur, et les fournisseurs de systèmes d'exploitation, navigateurs et autres magasins d'application.

L'article 3 dote l'Arcep d'un important pouvoir de sanction pécuniaire des manquements au principe de libre choix, celle-ci pouvant aller jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires mondial en cas de récidive.

C'est donc une régulation ex ante qui est ici proposée, complémentaire de la régulation ex post au titre du droit des pratiques anti-concurrentielles et permettant davantage de souplesse et de réactivité. L'Arcep pourrait ainsi fixer un cap et l'adapter en fonction des problématiques constatées, tout en créant un espace de dialogue avec les entreprises régulées.

Ces mesures s'inscriraient dans la continuité des travaux européens récents, tels que le règlement sur l'internet ouvert de 2015, qui se limite, comme évoqué, aux réseaux physiques, ou encore le règlement européen promouvant l'équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices des services d'intermédiation en ligne (dit « Platform to business ») de juin 201914(*), qui se limite à des mesures de transparence et de médiation et porte uniquement sur les relations entre les plateformes et les professionnels.

Axées sur la protection des consommateurs, elles ne porteraient pas atteinte au droit européen édicté par la directive dite « sur le commerce électronique » ou « e-commerce »15(*), dont l'article 3 permet à un État membre d'apporter des restrictions à la libre circulation des services de la société de l'information en provenance d'un autre État membre lorsqu'elles sont nécessaires à la protection des consommateurs, y compris des investisseurs, proportionnées à cet objectif et notifiées à l'État membre d'établissement et à la Commission européenne. Ces mesures devront également être notifiées à la Commission européenne en application de la procédure édictée par la directive 2015/153516(*).

Il en ira également ainsi du chapitre II, qui propose d'établir un principe d'interopérabilité des plateformes, sous le contrôle du régulateur.

2. Établir l'interopérabilité des plateformes

L'interopérabilité est un principe fondamental du droit des télécommunications : il permet aux clients d'un opérateur donné de communiquer avec ceux des autres opérateurs. Ce principe s'est également imposé dans le courrier électronique. Enfin, le code européen des communications électroniques17(*) applique ce principe aux services de communications interpersonnelles, tels que WhatsApp ou Facebook Messenger.

Mais l'interopérabilité reste impossible dans de nombreux autres pans de notre vie numérique, ce qui préoccupe un nombre croissant d'acteurs publics18(*). Sur les réseaux sociaux, l'interopérabilité entre les services permettrait par exemple d'aller au-delà de la portabilité des données consacrée par le RGPD19(*), ce qui rendrait possible de quitter Facebook, Twitter ou Instagram, tout en conservant les contacts et liens sociaux établis. Les utilisateurs pourraient ainsi accéder depuis d'autres plateformes à leurs conversations et contacts. C'est la mobilité du consommateur d'une plateforme à l'autre qui serait garantie, ce qui stimulerait par ailleurs la concurrence et l'innovation.

C'est pourquoi l'article 4 confie à un régulateur (en l'occurrence l'Arcep) le pouvoir d'imposer, après concertation avec les professionnels qui sont seuls à même de définir les standards technologiques pertinents, des obligations tendant à rendre les services de communication au public en ligne interopérables lorsqu'une telle évolution apparaît pertinente. L'article 5 s'assure que le régulateur puisse disposer des informations nécessaires à l'exercice de cette mission et l'article 6 prévoit, comme pour le principe de libre choix des utilisateurs de terminaux, des sanctions pécuniaires pouvant aller jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires mondial en cas de récidive.

3. Lutter contre les acquisitions dites « prédatrices »

Le droit de la concurrence doit également être modernisé afin de prendre en compte les nouvelles problématiques qui émergent, principalement dans l'économie numérique.

C'est l'objet du chapitre III, composé d'un article unique portant sur le droit interne de la concurrence, tel qu'établi par le code de commerce.

De nombreux acteurs considèrent aujourd'hui que le rachat d'Instagram et de Whatsapp par Facebook aurait dû être examiné par les autorités de la concurrence. Or, l'Autorité française de la concurrence n'aurait pas pu s'en saisir dans la mesure où la société cible ne réalisait qu'un chiffre d'affaires limité, bien en-deçà des seuils déclenchant une déclaration obligatoire au titre du droit des concentrations.

C'est pourquoi les auteurs de la proposition de loi souhaitent que le dispositif de contrôle des concentrations soit amendé, tant au niveau national qu'au niveau européen, afin de pouvoir appréhender les opérations se caractérisant par de potentiels effets anti-concurrentiels importants mais n'entrant pas dans le champ d'application de la notification obligatoire.

En attendant une initiative européenne, l'article 7 propose de permettre à l'Autorité de la concurrence d'évoquer les acquisitions effectuées par les entreprises systémiques.

Celles-ci auraient l'obligation d'informer l'Autorité de toute acquisition, selon un mécanisme inspiré de ce qui existe en Norvège depuis 2014. Cette information serait minimale pour ne pas ajouter des obligations inutiles aux entreprises. Il serait ensuite loisible à l'Autorité de faire usage de son pouvoir d'évocation des opérations réalisées par ces entreprises mais qui seraient en-dessous des seuils de notification obligatoire.

Cette solution est privilégiée à celle retenue en Allemagne, qui consiste à établir de nouveaux seuils fondés sur une disproportion manifeste entre la valeur de rachat et le chiffre d'affaires réalisé par la société cible, car elle apparaît davantage proportionnée à l'enjeu : elle éviterait à l'Autorité d'être saisie de nombreuses opérations sans incidence sur le marché et, réciproquement, aux entreprises concernées d'avoir à déclarer une opération anodine.

Enfin, en vue de garantir une mise en application de ces dispositifs dans des conditions optimales, il est proposé, au chapitre IV, de ne les faire entrer en vigueur que trois mois après la publication de la présente proposition de loi (article 9). Ce même chapitre comporte également un gage financier compensant les charges induites par la présente proposition de loi, conformément à l'usage (article 8).