Proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques

Cosignataire

Exposé des motifs

Le retour du tâcheronnage est un phénomène systémique caractéristique de la gig economy (l'économie des petits boulots). L'émergence de ce capitalisme ensauvagé est tout à la fois rendu possible par les évolutions du code du travail et les stratégies d'acteurs économiques qui optimisent les failles du droit afin de contourner leurs obligations de respect des droits sociaux et de la citoyenneté sociale des travailleurs.

Les plateformes visées ici sont à la fois des plateformes de micro-travail et des plateformes à la demande. Les plateformes de micro-travail proposent à leurs utilisateurs-travailleurs d'opérer des micro-tâches demandant notamment un déplacement physique ou qui peuvent être réalisées à distance. Les plateformes numériques à la demande sont, quant à elles, des structures qui proposent à leurs utilisateurs-travailleurs d'effectuer des tâches et missions de natures différentes, en se déplaçant ou en faisant du télétravail, à domicile d'une part, et d'autre part en travaillant sur leur application. Cette dernière joue un rôle crucial de subordination aussi bien dans l'alimentation en données de l'algorithme que dans la gestion des ressources humaines par ces mêmes données.

Les plateformes qui s'imposent actuellement sur le marché utilisent des algorithmes favorisant l'effacement des avancées sociales du siècle dernier. Elles instaurent un salariat déguisé qui précarise les travailleurs. La disruption qu'elles provoquent questionne la signification de la recherche et de l'occupation d'un « emploi ». Les travailleurs y accumulent contrats ou missions de courte durée auprès d'acteurs économiques variés.

Emploi aÌ tout prix et « travail-marchandise » sont privilégiés au détriment du métier, de l'autonomie, de l'oeuvre, de la santeì, de la qualité et du sens du travail.

Un système ouÌ l'employeur d'un lumpenproletariat du XXIe sieÌcle serait une application désincarnée est intolérable. Les structures économiques et sociales sur lesquelles est fondée notre démocratie sociale sont menacées. Face à ce péril, il est indispensable de réaffirmer la primauté de la citoyenneté sociale, entendue comme un socle de droits qui tend à garantir un minimum de bien-être, physique et matériel aux travailleurs. Elle doit prévaloir sur toute forme de spéculation.

En effet, à l'heure actuelle, la valorisation financière des plateformes dominantes est sans rapport avec leur rentabilité réelle. Cette situation est rendue possible parce que, se soustrayant à leurs obligations sociales, elles optimisent la logique d'une économie de casino qui n'est pas conforme aux exigences de durabilité et de responsabilité.

Sous couvert d'offrir aux travailleurs les moyens de leur indépendance, les plateformes de services à la demande entendent imposer un modèle social d'hyper-précarité de plus en plus contesté et par les travailleurs eux-mêmes et par les pouvoirs publics, alors même qu'elles n'ont à ce jour toujours pas trouvé de modèle économique viable. Pour exemple, la Chambre de Californie, berceau de la gig economy, a récemment adopté un projet de loi de requalification en salariat l'ensemble des chauffeurs, coursiers et autres petits métiers du même acabit, applicable au 1er janvier 2020.

Cette évolution de la législation californienne s'inscrit dans la même logique que celle qui a prévalu dans la décision de justice énoncée aux Pays-Bas à l'encontre de Deliveroo. Elle requalifie en effet le lien juridique de cette entreprise avec ses 2 000 livreurs, établissant qu'ils doivent bénéficier du statut de salariés. Autre cas illustrant une forte prise de conscience et le choix d'une réaction vigoureuse, en Espagne, le tribunal des affaires sociales de Madrid a condamné en mai 2019 la même plateforme pour ne pas avoir déclaré 500 livreurs, présentés comme indépendants, évitant ainsi de payer 1,2 million d'euros de cotisations sociales.

Et la justice française n'est pas en reste puisque la Cour de cassation en décembre 2018, puis la cour d'appel de Paris en janvier 2019, ont requalifié en contrat de travail la relation contractuelle entre un coursier et Take Eat Easy pour la première, et un chauffeur pour la seconde.

Alors que les pouvoirs publics de différents pays commencent à se positionner clairement en défense de leur modèle social, il nous revient d'affirmer que le modèle français hérité de 1945 mérite lui aussi d'être défendu, dans le cadre d'une crise du travail mondialisée. Au-delà même de l'adoption d'une position défensive, il n'est sans doute pas incompatible avec son histoire de voir la France se positionner en avant-garde sur cet enjeu clef pour l'avenir de nos sociétés. Nous ne pouvons demeurer en-deçà des réponses nécessaires apportées à un phénomène inacceptable.

Les plateformes numériques ont fait le choix d'organiser leur modèle économique autour de l'utilisation d'algorithmes et de recourir à de la main-d'oeuvre extrêmement précaire par le truchement du statut d'auto-entrepreneurs. C'est leur choix, leur responsabilité et leur prise de risque.

Il ne revient pas à la société de créer des statuts de salariés au rabais ni de remettre en cause la citoyenneté sociale pour permettre à des modèles économiques inopérants de persister en affaiblissant dans le même temps l'édifice de notre protection sociale. Il est, au contraire, indispensable de défendre les droits des travailleurs, contre leur désaffiliation des caisses d'assurance sociale, pour leur maintien dans la solidarité nationale.

La puissance publique ne peut laisser se développer du travail sans droit ni hors du droit. Il lui revient donc de réguler le secteur des plateformes numériques et de protéger ces travailleurs en obligeant les acteurs à entrer dans la négociation collective pour développer une branche professionnelle organisée et protectrice des droits des travailleurs.

La présente proposition de loi ne vise donc pas à agir contre les plateformes mais contre le modèle économique ultralibéral dans lequel elles évoluent aujourd'hui, en y apportant une régulation dans l'intérêt des travailleurs. À travers son article unique, elle s'inscrit en adéquation avec les décisions de justice précédemment citées en mettant au centre des enjeux la question du salariat de ces travailleurs et, dans le cas où la plateforme concernée souhaiterait continuer de recourir à des entrepreneurs, elle propose que soient généralisées les « coopératives d'interface ». Les plateformes numériques seront ainsi contraintes à passer par un intermédiaire et encourager le coopérativisme, soit de procéder à des recrutements au statut de salarié.

Nous sommes en effet attachés au modèle des coopératives d'activité et d'emploi (CAE).

Les CAE ont pour objet principal l'appui à la création et au développement d'activités économiques par des entrepreneurs personnes physiques, grâce à un accompagnement individualisé et des services mutualisés. Elles permettent à des porteurs de projet de tester un produit ou un service en situation concrète, mais de façon sécurisée et avec un cadre juridique, un statut d'entrepreneur-salarié en contrat à durée indéterminée (CDI), une gestion administrative de l'activité, la possibilité d'échanges avec les autres entrepreneurs-salariés et un accompagnement.

Les CAE sont des sociétés coopératives de production (SCoP), des sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC) ou des coopératives de toute autre forme dont les associés sont notamment entrepreneurs salariés. Ces derniers bénéficient des dispositions du code du travail sur la durée du travail, les repos et les congés, notamment en matière de congés payés.

Les dispositions concernant la santé et la sécurité au travail s'appliquent également quand les conditions de travail, de santé et de sécurité au travail ont été fixées par la CAE ou soumises à son accord. Le conseil de prud'hommes est seul compétent. Ce statut peut s'exercer à temps partiel.

La rémunération de l'entrepreneur salarié d'une CAE comprend une part fixe et une part variable calculée en fonction du chiffre d'affaires de son activité, après déduction des charges directement et exclusivement liées à son activité et de la contribution au financement des services mutualisés.

Ce regroupement économique solidaire des travailleurs de plateforme en entrepreneuriat collectif leur permettra ainsi d'inscrire leur activité dans un cadre juridique existant, dans le statut d'entrepreneur salarié en CDI et de bénéficier d'une vraie protection sociale conformément à notre objectif de rétablir les droits sociaux pour cette catégorie de travailleurs.

Cette organisation collective leur permettra en outre de peser dans les négociations futures et la contractualisation avec les plateformes numériques et, ainsi, de mieux faire valoir leurs droits.